mercredi, septembre 23, 2015

"THEY DREW AS THEY PLEASED" : Entretien avec l'auteur du livre et historien Disney Didier Ghez


They Drew as They Pleased semble être particulièrement important pour vous. Pouvez-vous nous dire pourquoi?
Dans les années 1930, pendant la Grande Dépression, la plupart des artistes du monde entier étaient au chômage. Une des seules entreprises qui a continué à embaucher des artistes à l'époque était le Studio Disney. Cela signifie que Walt Disney pouvait embaucher les meilleurs d'entre eux. Et les meilleurs parmi les meilleurs ont été chargés par Walt de "dessiner à leur guise" afin d'inspirer leurs collègues, de stimuler leur imagination et de les conduire vers des directions visuelles inattendues.
Je me suis rendu compte il y a de nombreuses années que ce qui me fascine au sujet de Disney, ce sont les artistes et l'ensemble du processus créatif. Le processus créatif est à son niveau optimum au moment de la création de l'histoire, quand les personnages et les lieux sont conçus. Donc, plus vous êtes proche des concepteurs et des artistes de l'histoire - en d'autres termes, plus vous êtes éloigné des courts et longs métrages finis - plus vous êtes proche des idées incroyables qui sont inventées afin de donner naissance aux dessins animés que nous aimons.
Il était donc très important pour moi de me concentrer sur les artistes conceptuels
afin de comprendre le processus de création, chaotique et fascinant. Et comme ces personnes étaient parmi les meilleurs artistes embauchés par Walt, je voulais aussi mieux comprendre leurs vies et leurs carrières.
Une dernière raison pour laquelle cette série de livre
s est tellement importante pour moi, est que, depuis que c'est devenu un projet officiel de Disney, je suis en mesure de partager non seulement de toutes nouvelles informations, mais aussi des centaines de documents visuels jamais encore publiés. Quatre-vingt pour cent des plus de 400 documents visuels présentés dans le livre sont édités ici pour la première fois. Il en est de même avec la plupart des informations écrites. Il n'y a pratiquement aucun doublon avec des livres sur Disney déjà publiés. J'ai clairement voulu innover et aller plus loin que le superbe livre traitant du même sujet et écrit par John Canemaker, Before The Animation Begins.

Le titre de votre livre se réfère également à un autre livre.
Un merveilleux livre sur l'œuvre d'Albert Hurter, le premier artiste de concept Disney, a été publié juste après sa mort sous le titre He Drew As He Pleased. Le titre de mon livre est aussi bien sûr un hommage au livre d'Hurter.

Pouvez-vous expliquer votre intérêt spécifique au premier âge d'or de Disney?
La réponse à cette question pourrait presque faire l'objet d'un livre entier. Mais, en résumé, ce fut le moment où Mickey a acquis sa personnalité, lorsque Donald Duck a été créé, lorsque Blanche-Neige et les sept nains sont devenus vivants, lorsque le Disney Studio a créé Pinocchio, Fantasia, Bambi et Dumbo, quand il a commencé à travailler sur Peter Pan, Alice au pays des Merveilles et La Belle et le Clochard. C'était une époque d'émerveillement, de découvertes et de créativité débridée. Le travail était intense, mais jamais une journée n'était barbante, et les chefs-d'œuvre de Disney sont tous nés pendant cette décennie d'après 1930. Comment pourrait-on ne pas être passionné par l'histoire créative qui s'est déroulée pendant ces années?


Pourriez-vous expliquer ce qu'est un "concept artist" ?
L'expression «concept artist» a été inventée assez récemment par les historiens d'animation, et englobe tous ces artistes qui, chez Disney, ont été chargés d'inspirer visuellement leurs collègues. À l'époque, ils ont parfois été appelés story artists tout simplement ou directeurs artistiques, mais ils étaient toujours les artistes les plus inventifs et ceux qui ont développés le plus d'idées "blue sky" c'est à dire sans aucune limite à l'imagination. Toutes leurs idées ne sont pas «utiles», mais la majorité d'entre elles sont superbes visuellement et toujours inspirantes aujourd'hui.

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Comment les studios travaillaient-il avant que ce poste soit créé?
Lorsqu'il fallait créer des histoires, les studios Disney observaient auparavant une façon très informelle de travailler, les animateurs et le directeur venaient en réunion avec des gags et brouillons d'idées d'histoires déjà préparés. Walt Disney a été le premier producteur à réaliser l'importance de l'histoire et à créer un département « histoire » plus formel. Puis, environ un an après qu'Albert Hurter a été embauché par le studio en 1931, Walt s'est rendu compte de la capacité exceptionnelle d'Albert au niveau de l'exagération humoristique et de l'humanisation des objets inanimés. Ainsi, Walt a commencé à utiliser son talent pour inspirer visuellement ses collègues afin d'enrichir le design de ses nouveaux dessins animés.
En outre, en 1932 le
s budgets pour chaque court-métrage Disney avaient augmenté, grâce à un accord de distribution avec United Artists, qui avait remplacé la Columbiad, ancien distributeur de Disney. Michael Barrier historien de l'animation a une théorie sur le fait que cet élément a pu avoir été le facteur qui a donné à Walt suffisamment de flexibilité pour libérer du temps à Albert et le faire travailler uniquement sur des croquis d'inspiration et de conception du design des personnages.


Vous parlez de la vie et de l'art d'Albert Hurter, Ferdinand Horvath, Gustaf Tenggren et Bianca Majolie. Si vous aviez un seul mot (ou deux) pour exprimer le style de chacun, lesquels seraient-ils?
Albert Hurter a été le premier des concept artists de Disney et ses griffonnages grossiers sont souvent plus fascinants que ses dessins plus détaillés.
Les dessins de Ferdinand Horvath sont
de style « cartoon » mais aussi plein de détails incroyables, c'était le genre d'artiste qui pouvait jouer à l'infini avec un concept et toujours rester créatif. Les dessins de serpents de mer qu'il a créés pour le court-métrage finalement abandonné Mickey And The Sea Monster en sont un excellent exemple.
Gustaf Tenggren était avant tout un illustrateur extrêmement talentueux et tous ses concept
s ressemblent à des peintures élaborées.
Le style de Bianca Majolie ressemble souvent
à celui d'Horvath mais avec une touche féminine.

Cela a du être fascinant d'avoir accès à des sources de cette valeur!
Tout d'abord, j'ai été autorisé à creuser très profondément dans les collections des archives de Disney et de la Disney Animation Research Library, et rien que ça, c'était un rêve devenu réalité. Mais en plus, j'ai eu aussi accès aux collections des artistes eux-mêmes: j'ai trouvé un ensemble complet de journaux personnels de Ferdinand Horvath, et les lettres qu'il a écrites à sa femme en 1933 quand il était à Los Angeles et qu'elle était toujours à New York. J'ai aussi trouvé, grâce à Lars Emanuelsson, l'expert au sujet de Tenggren, une interview rare de Tenggren dans laquelle il parle pour la première et unique fois de son travail chez Disney. J'ai eu accès à des lettres vraiment rares qui décrivaient les derniers jours d'Albert Hurter et ses dernières contributions au Studio. Et j'ai aussi pu lire et publier les échanges épistolaires hilarants entre Walt et Bianca Majolie avant l'embauche de Bianca au studio. À bien des égards, ce fut comme construire une machine à remonter le temps et mon objectif dans le livre est d'embarquer les lecteurs avec moi à bord de cette machine afin de retourner à l'âge d'or de Disney et de pouvoir regarder par dessus les épaules des artistes.


Vous avez eu accès au journal de Ferdinand Horvath. Pouvez-vous m'en dire plus sur cet épisode ?
On pourrait écrire un livre entier traitant du processus de recherche qui a conduit à la rédaction de ce premier volume. Même dans un roman, les coups de chance et des coïncidences étonnantes comme celles que j'ai eus seraient difficiles à accepter ! Voici quelques faits marquants :
Un historien sérieux ne devrait pas réinventer la roue, donc la première chose que je fis fut d'obtenir l'accès aux dossiers de John Canemaker, l'historien Disney.
Ces informations sont stockées à l'Université de New York. Je savais qu'ils contiendraient des entretiens fabuleux avec les artistes conceptuels de Disney et leurs familles. John avait effectué ces interviews lorsqu'il faisait des recherches pour son livre Before The Animation Begins. Alors que je vérifiais soigneusement les transcriptions d'entrevues, je suis tombé sur une phrase qui m'a fait réagir: une des personnes interrogées a parlé du journal de Ferdinand Horvath qui avait été vendu à un marchand de Los Angeles, quelques mois avant l'interview. Journal personnel, correspondances, mémoires et photographies sont les trésors que les bons historiens recherchent passionnément, ce qui justifie mon excitation. Cette entrevue, cependant, avait été réalisée il y a plus de 20 ans; et John Canemaker n'avait clairement pas localisé le journal au moment de l'entrevue. Quelle direction prendre? La piste était sûrement froide maintenant.Pourtant, je ne pourrais pas me considérer comme un historien si je ne suivais pas toutes les pistes possibles. Je l'ai donc fait, et grâce à mon bon ami Joe Campana, je suis parvenu à localiser le revendeur. Je laissé un message sur son répondeur mais il ne m'a pas répondu ... enfin pas avant une semaine. J'étais alors en voyage d'affaires au Mexique et le téléphone a sonné entre deux réunions. «Je suis le fils du revendeur à qui vous avez laissé un message la semaine dernière.» «Est-ce que votre père est encore vivant?" "Oui et il est à coté de moi" "a-t-il encore les documents?" "Oui et il aimerait les vendre. "Je ne pouvais pas en croire mes oreilles. Non seulement le revendeur possédait toujours le journal, mais avait également conservé toute une pile de lettres, dont je n'avais pas entendu parler. Une partie des éléments était en hongrois, une autre partie en allemand. Tout cela était tout à fait fascinant et m'a aidé à écrire un chapitre sur Horvath uniquement grâce aux nouvelles informations partagée directement par lui-même.
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Une recherche est également un véritable voyage d'exploration. Avez-vous fait des découvertes auxquelles vous ne vous attendiez pas?
Une partie de l'originalité du livre They Drew As They Pleased vient du fait qu'il repose essentiellement sur de la correspondance, des journaux personnels et des interviews, agissant chacun comme de petites machines à remonter le temps. C'était donc particulièrement excitant de trouver, grâce à Lars Emanuelsson, la seule interview connue de l'artiste Gustaf Tenggren. Mais à la première lecture de cette interview, ce fut légèrement frustrant: Tenggren parlait de son travail sur une des scènes de Fantasia :“The Sorcerer’s Apprentice.”Malheureusement, lorsque j'ai lu cette interview pour la première fois, je savais qu'on n'avait jamais pu trouver d'artworks de Tenggren concernant "L'Apprenti sorcier". Quelques semaines plus tard, un marchand d'art de Los Angeles, spécialisé dans l'animation et qui savait que j'étais sur la côte Ouest, m'a demandé si je voulais vérifier quelques bobines Leica de Fantasia qu'il venait d'acquérir. Les bobines Leica sont une forme de story-board sur les films. Elles étaient populaire dans les années 1930 et 40. Parmi les bobines il y en avait une qui avait été produite juste avant la création de «L'Apprenti sorcier», avec quatre images qui avaient été incontestablement peintes par Tenggren! Le timing pour la trouvaille a été incroyable.
Mais il
y a une autre partie de l'oeuvre de Tenggren qui m'a fait encore plus sourire. Une des pièces d'art les plus belles et émouvantes incluses dans le livre est Geppetto soulevant un Pinocchio apparemment sans vie. Malheureusement, cette image n'a jamais été trouvée en couleur et je devais me faire à l'idée d'inclure une reproduction en noir et blanc dans le livre. Il restait deux semaines avant que le livre ne soit mis sous presse, et soudainement, ce tableau en couleur a été présenté pour la première fois au public par une célèbre maison de vente aux enchères. Ma joie est comme au premier jour quand j'ouvre le livre et que je vois cette page en couleurs en lieu et place d'une image en noir et blanc.
Je pourrais raconter des histoires similaires pour la quasi-totalité des 350 illustrations
qui n'avaient jamais été publiées auparavant et qui apparaissent dans le livre, et aussi pour chaque histoire encore jamais racontée, mais cela m’empêcherait de faire des recherches pour les deuxième et troisième volumes de la série. Je sens que la chasse au trésor restera fascinante encore pour un long moment car il y a encore tant d'artistes Disney cachés et encore plus d'artworks Disney à redécouvrir.

Bianca Majolie est à l'origine de la création d'Elmer The Elephant, qui est très apprécié pour son pathos par Frank & Ollie dans Too Funny For Words. Pouvez-vous m'en dire plus sur ce que Bianca Majolie a apporté à la façon dont Disney a approché les dessins animés?
Cela va sembler un peu vague, mais Bianca a donné une sensibilité féminine aux projets qu'elle a abordés. Les couleurs et les motifs de ses dessins sont plus doux et plus subtils que ceux de ses collègues masculins. Dans toutes les histoires qu'elle a abordées on retrouve plus d'émotion, de tendresse, de légèreté. Le meilleur exemple étant les dessins très tendres pour Japanese Symphony qui sont présentés dans le livre pour la toute première fois.
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Peut-on considérer Walt Disney comme un pionnier dans la façon de considérer les femmes à cette époque ?
Non, pas vraiment. Il y avait déjà quelques femmes scénaristes dans les différents studios et Walter Lantz, avait une femme animatrice (Laverne Harding) parmi le personnel de son studio depuis 1934. Mais je crois que le Disney Studio a été le premier studio d'animation à embaucher des femmes artistes dans le département histoire, d'abord avec Bianca Majolie en 1935, puis avec Sylvia Holland, Ethel Kulsar, Retta Scott (qui était d'abord et avant tout une artiste de l'histoire, comme nous verrons dans le second volume de They Drew As They Pleased) et, bien sûr, Mary Blair.

Votre livre traite des dessins d'art qui ont été utilisés pour des films produits mais aussi pour d'autres jamais produits, ainsi qu'on peut le voir aussi dans le livre de John Canemaker. Pourquoi est-ce si important de parler des films qui n'ont jamais été finalisés? Que pouvons-nous en apprendre?
Tout d'abord, les œuvres d'art qui ont été créées pour les projets abandonnés sont souvent aussi belles que les œuvres d'art créées pour les projets finalement produits et diffusés. Il serait extrêmement triste pour les lecteurs de ne pas pouvoir profiter de ces œuvres. En outre, de nombreux projets Disney puisent leurs racines dans ces concepts abandonnés, donc très souvent, vous ne pouvez pas comprendre la genèse des projets réalisés sans utiliser les informations fournies par les projets abandonnés. Et puis finalement c'est aussi tout simplement amusant de redécouvrir ces dessins animés perdus, comme il est amusant de découvrir des artistes et des styles que nous connaissions si peu, au lieu d'explorer encore et encore les mêmes aspects de l'histoire de Disney. Vous ne pensez pas?



Un bon exemple est le Ballet des Fleurs, que vous mentionnez à plusieurs reprises dans votre livre. Pouvez-vous m'en dire plus sur ce projet abandonné?
En 1936, Ferdinand Horvath, Gustaf Tenggren et Bianca Majolie ont travaillé ensemble sur le concept d'une Silly Symphony très élaborée qui aurait tourné autour d'un beau ballet, avec des fleurs dans le rôle des danseurs étoiles. La variété et la fantaisie des centaines de concepts de « danseurs-fleurs » élaborés par les trois artistes sont magnifiques. Bien que le projet ait finalement été abandonné, beaucoup d'idées développées alors ont finalement été intégrées dans certaines sections de "The Nutcracker Suite" dans Fantasia, plusieurs années plus tard.

A quoi pouvons nous nous attendre dans le volume 2?
Le Volume 2 sera sous-titré The Hidden Art Of Disney’s “Musical Years” et se concentrera sur cinq artistes qui étaient particulièrement actifs dans les années 1940: Walt Scott, Kay Nielsen, Sylvia Hollande, Retta Scott et David Hall. Comme mentionné, dans le Volume 1 environ quatre-vingt pour cent des documents partagés dans le livre n'ont jamais été vu auparavant. Dans le volume 2, c'est pratiquement la totalité des documents inclus qui n'auront jamais été vu auparavant. Et tandis que dans le premier volume, une grande partie des documents visuels proviennent de la Disney’s Animation Research Library, dans le deuxième volume plus de la moitié des documents viendra de collections privées, y compris des collections de la famille de Sylvia Hollande et Retta Scott.
Enfin, je suis aussi excité
en créant le volume 2 que je l'étais pour le volume 1. Il présentera les carrières de deux femmes extrêmement polyvalentes, Sylvia Holland et Retta Scott; il va explorer certains projets abandonnés de Disney dont nous n'avions pas connaissance, et il proposera quelques un des artworks les plus spectaculaires créé par David Hall, mon artiste concept préféré de Disney, incluant un chef-d'œuvre tiré de Peter Pan, que j'espère pouvoir utiliser pour la couverture.

Merci à Scrooge pour sa traduction!!!