lundi, février 24, 2014

DANS L'OMBRE DE MARY AU CINEMA : Entretien avec le compositeur Richard Sherman




Plus de quarante ans après, on parle toujours de MARY POPPINS comme d'une référence. Qu'est-ce que cela vous inspire?
Cela m’inspire beaucoup d’émotion, de bonnes choses, et je suis très heureux que mon frère et moi ayons pu contribuer à ce film. Dieu bénisse Walt Disney ! Nous n’avions rien fait de très connu avant, mais il nous a fait confiance, nous a encouragés et nous a offert cette fantastique opportunité de travailler pour son studio.

A maints égards, Mary Poppins est un film ‘pratiquement parfait’. Comment l’expliquez-vous ?

C’est l’association de nombreux éléments. Avant tout, nous voulions absolument travailler sur cette histoire. Si vous avez lu les histoires originales, elles se situent dans les années 30 et non au tournant-du-siècle. Il n’y a pas non plus de lien entre les différents livres si ce n’est ce merveilleux personnage qu’est Mary Poppins. Il s’agit en fait de petites aventures indépendantes. Mon frère Bob et moi avons donc choisi six de ces nouvelles que nous avons reliées en en faisant une histoire. Walt Disney appréciait particulièrement le fait que nous pensions toujours d’un point de vue narratif, du point de vue de l’histoire. Nous lui avons également proposé de déplacer l’histoire au début du siècle, ce qui nous permettait de créer des chansons pour des personnages hauts en couleurs typiques des comédies musicales anglaises, dans le style vaudeville. Il a vraiment aimé cette idée et c’est ainsi que nous avons fait partie de l’équipe pendant les plus de quatre années qu’a duré la production. Nous enchaînions les films et les téléfilms tout en travaillant à Mary Poppins, ce que nous a permis de perfectionner sans cesse nos chansons. Lorsque nous avions mis en musique une séquence que Walt n’estimait pas nécessaire dans l’histoire, c’étaient trois mois de travail qui étaient perdus. Mais nous voulions tous que ce film soit parfait. Et quand il était d’accord, il mettait ses scénaristes Bill Walsh et Don Da Gradi, avec lesquels nous avons beacoup collaboré, sur le coup. Bill et Don, sans oublier Walt Disney, nous ont créé un grand scénario. Ce furent trois ans et demi de sueur avant de l’avoir ! C’est alors que nous avons fait le film, et Walt Disney y a mis tout son savoir-faire. Il y a tous ces effets photographiques, avec toutes ces choses magiques que l’on pouvait faire avec le ‘sodium paper process’ qui permettait de mettre des acteurs à l’intérieur du dessin-animé sans avoir de halo autour de leur tête, comme c’était le cas auparavant. De cette façon, on pouvait vraiment croire à ce monde dessiné à la craie. Les meilleurs artistes du monde du cinéma y ont tous participé, sous l’égide de Walt Disney. Musicalement, Walt nous a fait le plus grand cadeau qu’on pouvait nous faire en nous permettant de travailler avec un génie comme Irwin Kostal, qui était le directeur musical d’un très grand nombre de productions pour Broadway et pour la télévision. Il comprenait mieux que personne le style de cette époque que nous recherchions en tant que compositeurs des chansons et l’a parfaitement exprimé dans ses orchestrations. Il a utilisé la totalité de nos thèmes. Il avait compris ce dont nous venons de parler à propos de leur utilisation, le fait de véhiculer la personnalité des personnages en jouant de façon subtile leur mélodie. Chim Chim Cher-ee est ainsi devenu le thème de Burt, Spoonful of Sugar celui de Mary Poppins, The Life I Lead celui de Mr. Banks, et Sister Sufragette celui de Mrs. Banks. Toutes ces chansons fonctionnaient précisément grâce à cette collaboration entre le directeur musical et nous, mais aussi Walt Disney, Bill Walsh et Don Da Gradi. C’était un véritable travail de groupe. Nous avons également bénéficié d’un excellent réalisateur en la personne de Robert Stevenson qui a réuni tout cela pour le porter à l’écran. C’est là le miracle de ce film qui, au final, possède une très grande unité.

Comme le montre le film, cela ne fut pas facile pour Walt Disney d’obtenir les droits des livres pour en faire un film !
Cela lui a pris presque 20 longues années! Il avait eu cette idée dans les années quarante, et ce n’est qu’en 1961 que les choses se sont débloquées et que nous avons été mis sur le coup. En tant que staffwriters, nous avons pu développer ce projet tranquillement pendant deux ans avec Don entre nos différents projets, jusqu’à ce que Walt considère que nous avions une histoire solide et un nombre suffisant de chansons pour explorer ces aventures. Au bout du compte, nous avons écrit pas moins de 35 chansons, pour n’en garder plus que 14 ! Mais je suis heureux que ce soit vraiment les chansons essentielles qui ont été gardées, tant pour le film que pour la comédie musicale.


Pouvez-vous nous parler du rôle des chansons dans MARY POPPINS ? 
Comme je vous l'ai dit, elles ont été écrites avant même le scénario. Mon frère Robert et moi avons commencé à y travailler dès le début de 1960, sous la direction de Walt Disney. Il voulait que nous trouvions le moyen de raconter une histoire en musique à partir des nombreux livres de P.L. Travers. Dans ce but, nous avons sélectionné avec Don Da Gradi une demi douzaine d’histoires que nous pensions être les plus intéressantes et pouvoir être réunies autour d’un même sujet. Il n’y a pas de lien chronologique entre les différents livres, c’est la raison pour laquelle nous avons imaginé que Mary Poppins apparaissait parce qu’on avait besoin d’elle. Les enfants manquent d’amour et d’attention de la part de leurs parents préoccupés l’un par son travail à la banque, l’autre par son engagement avec les suffragettes. Mary Poppins arrive et leur apprend à profiter de la vie pour ce qu’elle est et montrer aux parents que ces enfants ont surtout besoin d’amour. C’est ainsi qu'à travers les chansons, nous avons relié toutes ces saynètes empruntées aux livres. Mais surtout, nous avons changé la période durant laquelle se passe cette histoire. Dans les livres, il s’agit des années 1933-1935, une époque très sombre pour l’Angleterre, peu propice aux contes de fées, et nous avons décidé de la déplacer au tournant du siècle, une époque où tout était possible. Ce fut une décision arbitraire de notre part, mais elle nous a permis d’écrire dans les magnifiques styles musicaux du tournant du siècle anglais, parmi lesquels le vaudeville et autres chansons populaires. Ce n’est qu’ensuite qu’est arrivé Bill Walsh le grand artiste et producteur qui a brillamment finalisé cette ébauche de scénario, sous la houlette de Walt Disney. Par exemple, l’émeute et la fuite de la banque viennent de lui. Ce fut une belle consécration pour Walt car il a utilisé dans ce film le meilleur de tout ce qu’il avait pu réaliser par le passé. Et pour nous, c’est le film qui nous a véritablement lancés, Bob et moi, et nous a permis de continuer à écrire des chansons pendant encore de très nombreuses années !

Comment définiriez-vous le style des chansons de MARY POPPINS ?Le plus important, c’est la période, l’époque. Dans le film, nous sommes dans les années 1910, juste avant que le monde ne sombre dans la guerre. De fait, notre style est celui de l’innocence. Je pense que c’est le terme le plus évocateur. Musicalement, il n’y a rien de sophistiqué, notamment dans l’harmonie, pas d’accord de neuvième altérée ou autre. C’est vraiment très doux. Une innocence et une simplicité qui s’accompagnent d’un petit grain de fantaisie et d’esprit. Nous ne voulions pas dire les choses de front comme « souriez ! », mais plutôt de façon simple et imagée : «c’est le morceau de sucre qui aide la médecine à couler»…

Comment avez-vous travaillé avec votre arrangeur et chef d'orchestre Irwin Kostal ?
Irwin était un maître en matière d’orchestration, ce qui n’était pas notre domaine. Parmi les rares choses que nous lui avons suggérées, il y avait cette partie de la séquence Supercalifragilisticexpialidocious avec les cockneys et leurs costumes pleins de boutons. Nous voulions donner l’impression qu’ils jouaient eux-mêmes et nous avons donc demandé un petit ensemble. Il a donc assemblés quelques petits instruments et cela sonne merveilleusement bien. Mais sinon, c’est lui qui choisissait quels instruments devaient jouer. Par exemple, pour la petite scène de Step in Time dans laquelle on répète toujours la même phrase musicale en changeant à chaque fois de mot, il est parti de cette petite chose pour monter et monter sans cesse, et construire toujours plus à partir de là pour faire au final quelque chose d’extraordinaire.

Quels souvenirs en gardez-vous ?
C’était quelqu’un de merveilleux et de très sensible. Il travaillait de façon très intense et très rapide. Il pouvait travailler toute la nuit et venir le lendemain matin avec quelque chose d’incroyable. Nous étions très impressionnés. C’était quelqu’un de profondément gentil et d’extraordinairement talentueux. La musique était toute sa vie. C’était quelqu’un de très spécial avec qui nous avons fait cinq films.

Parmi lesquels L’Apprentie Sorcière.
Pas seulement L’Apprentie Sorcière, mais également Chitty Chitty Bang Banh (MGM-1968) dont la comédie musicale est actuellement le plus grand succès du West End à Londres. Nous avons d’ailleurs ajouté 7 nouvelles chansons à 11 numéros originaux. C’est Irwin qui a trouvé le bon style pour les arrangements du film. Puis il y a eu le dessin-animé Charlotte’s Web (Paramount - 1973) et enfin The Magic of Lassie (MGM – 1978), une très jolie histoire. Nous nous sentions toujours à l’aise avec Irwin. Nous lui disions simplement ‘voici la chanson. Tu sauras quoi faire !’, c’était toujours formidable ! Nous discutions toujours beaucoup de chaque scène à partir du premier montage (spotting sessions). C’était le moment d’échanges passionnants.

  
Pouvez-vous nous parler de l'importance de Feed the Birds?
Tout dans cette chanson est symbolique. Cela n’a rien avoir avec le fait d’acheter des miettes de pain pour deux pennies. Il s’agit plutôt de dire que cela ne coûte pas cher d’agir par amour, de penser par amour. La scène se passe devant la cathédrale Saint Paul qui est un monument magnifique de Londres et tout autour du toit se trouvent les statues des saints et des apôtres regardant en bas en souriant. En un sens, c’est Dieu lui-même et ses disciples qui nous disent que c’est une chose merveilleuse que d’être simplement gentil et d’agir pour le bien. Although you can’t see it, you know they are smiling / Each time someone knows that he cares’. Cela parlait directement à Walt, il adorait cette chanson car nous ne peignions pas à la louche, mais par petites touches. Il adorait la subtilité et la délicatesse, et il aimait les textes à double sens. Les gens qui réfléchissent un peu à cela le ressentent. Mr. Banks est tellement occupé à gagner de l’argent qu’il n’a jamais montré le moindre intérêt à ses enfants. Et il va comprendre que, pour être un vrai père, il suffit d’un cerf volant que l’on va faire voler dans le parc avec ses enfants. C’est ce que nous disions sans vraiment le dire. Walt a senti cela immediatement. C’est l’une des premières chansons que nous avons écrites Mary Poppins et nous nous sommes dits que ce serait le véritable thème du film. Elle était vraiment magique et Walt a adoré.

Comme vous l’avez souligné, les chansons doivent vraiment participer à l’histoire et votre étroite collaboration avec Bill Walsh et Don Da Gradi  en témoigne.
Quand nous sommes arrivés chez Disney en 1960, nous avions déjà écrit un certain nombre de chansons populaires et nous avions fait savoir que nous pensions qu’il était possible de faire une comédie musicale sur Mary Poppins. Walt a beaucoup apprécié cela et nous a embauchés en tant que staff-songwritters. Lors de notre premier jour, il nous a dit ‘même s’il n’y a rien de concret puisque vous avez d’autres choses à faire, je voudrais que vous rencontriez ce grand artiste et grand conteur qu’est Don Da Gradi pour discuter du développement de cette idée.’ Don avait commencé comme animateur avant de passer storyman pour le département d’animation. Il était aussi talenteux en dessin qu’en histoire et il dessinait les histoires qu’il imaginait de telle sorte que l’on pouvait visualiser concrètement ce dont il parlait. Il y avait cet escalier de fumée et il l’a créé ; on pouvait réellement le voir ! Il fut d’une aide incroyablement précieuse. Pendant les deux-trois premières années du développement de Mary Poppins, nous nous voyions un jour toutes les deux semaines, ou parfois deux ou trois jours d’affilée quand nous n’étions pas pris par nos autres projets. Parfois Walt venait voir où nous en étions, les progrès que nous avions faits et nous faisait profiter de son talent de conteur en nous demandant de modifier, de souligner ou de supprimer certaines choses (tous les auteurs vous le diront, effacer est sans doute la majeure partie du processus d’écriture ! C’est comme cela que l’on garde le meilleur). Walt était le producteur le plus impliqué du monde. Nous nous sommes très bien entendus avec Don. Parfois nous allions voir ce grand homme de comédie et producteur qu’était Bill Walsh. C’était l’auteur/producteur numéro 1 des studios. Il avait fait The Absent-Minded Professor. Plus tard, il a créé La Croisière s’amuse, mais surtout, il a créé tant de merveilleux films pour Disney. A un moment, Walt nous a dit ‘je pense que nous avons maintenant notre histoire. Il est temps de mettre ça sur papier de façon précise parce que je veux avoir le feux vert de Mrs. Travers, l’auteur, pour continuer’- car il n’avait pas totalement l’autorisation de faire un film sur les livres, il avait juste un accord pour commencer le développement. C’est alors que Bill Walsh est arrivé sur le projet. A partir là, il a commencé à ajouter des choses comme la ruée vers la sortie de la banque, la catastrophe provoquée par le vol des deux pences. C’était tout Bill. Pour lui, il fallait qu’il y ait une crise pour que Mr. Banks se fasse renvoyer. Bill Walsh a écrit les dialogues -c’était l’une de ses spécialités-. C’est en cela que Mary Poppins fut une combinaison incroyable de talents : l’esprit de Bill Walsh et son habileté à manier les mots, le génie visuel de Don Da Gradi, les dons de narrateur et la capacité à donner sa propre identité à une  histoire de Walt Disney et notre talent de musiciens.

Mais il ne s’agit pas seulement de narration dans vos chansons. Elles portent également toute la philosophie de Walt Disney.
Nous étions vraiment sur la même longueur d’onde. Nous n’avons pas délibérément mis en musique la philosophie de Walt, mais, comme on nous l’a dit souvent, nous étions ses ‘gourous musicaux’. Parce que nous ressentions exactement ce qu’il ressentait –c’est sans doute pour cela que nous sommes restés si longtemps ! Prenez A Spoonful of Sugar. Là non plus, nous n’avons pas dit ‘soyez heureux et souriez, et le travail sera facile’. Nous avons écrit ‘c’est le morceau de sucre qui aide la médecine à couler’, cela suffit à comprendre. C’est cela sa philosophie. C’est d’avoir une attitude positive qui facilite le travail. C’était un merveilleux mariage d’esprits créatifs. Non pas que nous nous considérions au même niveau que Walt, mais nous voyions les choses de la même façon.