lundi, janvier 29, 2007

LILO & STITCH : Entretien avec l'animateur Andreas Deja

L’expérience 626 n’aurait jamais pu devenir Stitch sans une petite hawaïenne au fort tempérament, mais au grand coeur nommée Lilo. Elle est la clef de la transformation incroyable de cette créature originellement programmée pour faire le mal. Il fallait le talent d’un très grand animateur pour réussir à donner une âme à cette petite fille si attachante et si complexe à la fois. Et c’est bien le cas d’Andreas Deja, véritable génie de l’animation qui, après avoir participé à des films comme BASIL, DETECTIVE PRIVE, OLIVER & COMPAGNIE, QUI VEUT LA PEAU DE ROGER RABBIT ? et LA PETITE SIRENE, est devenu superviseur de l’animation de Gaston, Jafar, Scar et Hercule, sans oublier ses contributions à FANTASIA 2000 ainsiqu’à MICKEY PERD LA TÊTE (RUNAWAY BRAIN), le cartoon présenté à l’époque en avant-programme de LILO & STITCH dans les cinémas. L’animation est un art, et Lilo fait partie des chefs-d’oeuvre d’Andreas Deja, à la fois fidèle à la tradition des Nine Old Men, mais dotée une personnalité unique dans le monde du dessin-animé. Rencontre avec un monument de l’animation, artisan du nouvel âge d’or de l’animation traditionnelle dans les années 90, et peut-être de son retour, dans les années à venir…

Dans quelles circonstances êtes-vous arrivé chez Disney ?
J’ai grandi en Allemagne, où j’ai suivi des cours de dessins sur les conseils de Disney. Lorsque j’avais dix ans, j’ai vu LE LIVRE DE LA JUNGLE, qui sortait à l’époque en Europe, et j’ai été totalement fasciné. J’ai voulu en savoir plus sur la fabrication de ce film et j’ai écrit une lettre aux studios Disney dans laquelle je leur posais des questions de base comme ‘comment devenir un animateur Disney ?’, ‘quelle formation faut-il suivre ?’. Ils m’ont répondu en me disant que je devais prendre des cours de dessins et devenir un artiste à ma façon avant tout, sans me focaliser sur Mickey ou Donald, mais plutôt en allant au zoo et en regardant les animaux, étudier leur anatomie, et dessiner beaucoup de personnages vivants. J’ai suivi ce conseil à la lettre, et vers la fin de mes études, je me suis de nouveau tourné vers Disney, en particulier l’un des vétérans de la compagnie, Eric Larson, qui s’occupait de la formation à l’époque, à la fin des années soixante-dix. Je lui ai envoyé quelques-unes de mes œuvres et il m’a répondu en m’invitant à rejoindre la compagnie. Ce qui fait que, juste après mon diplôme, je suis allé à Los Angeles où j’ai commencé à travailler pour Disney en 1980 : cela fait donc vingt-deux ans maintenant !


Vous avez déclaré que votre animateur favori était Milt Kahl. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?
Milt Kahl était en quelque sorte l’un des principaux designers graphiques de Disney pendant près de quarante ans. Il a conçu le design de la plupart des personnages. C’était un styliste. L’apparence des personnages Disney, et l’évolution de l’aspect visuel des films lui doivent beaucoup. C’était vraiment un maître, un véritable Michel Ange pour moi. Même étant enfant, je pouvais reconnaître les personnages qu’il avait dessinés, à commencer par le tigre du LIVRE DE LA JUNGLE. Il y avait également Madame Médusa dans BERNARD ET BIANCA ou, auparavant, certaines scènes de PETER PAN et de BAMBI. Je lui avais donc écrit une lettre d’admirateur dans laquelle je citais tous les personnages que, d’après moi, il avait conçus et animés. La seule erreur que j’ai faite était de penser qu’il avait animé Cruella D’Enfer (alors que c’était Marc Davis) ! Milt m’a alors répondu en me remerciant et en me montrant ma petite erreur ! Nous avons ensuite échangé un certain nombre de lettres et lorsque je suis venu à Los Angeles, il s’était déjà retiré à San Francisco. Je suis donc allé le voir une fois par an pour passer une journée avec lui et lui poser des milliers de questions. Cela me fut très utile, très profitable car c’est mon dessinateur préféré, probablement dans toute l’histoire de l’art. Il est si raffiné. Chacun des Nine Old Men était excellent, mais il était sans doute le meilleur.

Entre Gaston, Jafar, Scar et Hercule, vous avez animé principalement des personnages de comédies musicales. Dans votre travail, vous est-il arrivé de travailler avec un compositeur ?
Jamais directement. Mais j’ai animé un certain nombre de chansons, parmi lesquelles celle de Gaston dans la taverne. Les chansons sont toujours enregistrées en premier, avant la production de l’animation et je me base sur mon ‘exposure sheet’ ou feuille d’exposition, sur laquelle chaque temps est indiqué, avec le nombre de dessins pour chacun d’entre eux de façon très claire. J’ai donc pu animer très précisément les pas de danse, en l’occurrence une valse. Enfant, j’avais appris à valser dans une école de danse et je me souvenais des pas. A l’époque, ils étaient très mécaniques, mais cela m’a beaucoup aidé.



A partir de quelle version d’une chanson travaillez-vous ?
Nous avons habituellement la ‘démo’ car la version finale n’est généralement pas faite à ce stade. C’est pour cela que l’enregistrement final doit être fait avec beaucoup de soin afin de coller exactement au tempo de la version préliminaire car, à ce moment là, l’animation a été finalisée et on ne peut la corriger. Il y a certes quelques exceptions à ce processus, mais l’habitude, c’est de travailler à partir de la démo.

Quelle est l’importance de la chanson dans votre façon d’animer un personnage ?
J’aime beaucoup animer des chansons car le chant est une manière stylisée de jouer la comédie. Ce qui veut dire qu’on peut se permettre d’être moins réaliste. Cela dépend bien sûr de l’atmosphère de la chanson, s’il s’agit d’une ballade ou autre, mais en général, on peut se permettre plus de libertés dans la mise en scène et plus d’éxagération dans le geste qu’habituellement, en particulier pour les personnages humains, qui doivent normalement rester très crédibles. Dans une chanson, en particulier dansante, on peut vraiment s’abandonner à notre fantaisie !

Il ne s’agit pas seulement de suivre la chanson, mais de collaborer avec elle.
Tout-à-fait. On met toujours un peu de nous mêmes dans ce genre de scène car le jeu du personnage dépend vraiment de vous. C’est la même chose pour un acteur. Je pense notamment à Gene Kelly dansant sous la pluie. Il y a certes une chorégraphie de prévue, mais son interprétation de cette chanson dépend en grande partie de lui, de sa façon de la jouer. Nous, les animateurs, nous sommes en quelque sorte des acteurs, des interprètes. C’est une sorte de consensus avec le réalisateur. Il donne ses instructions, nous convenons de la ligne directrice, puis, partant de là, je m’assois à ma table de travail, je dessine de la façon dont je ressens la chanson dans mon propre corps, et je réalise la meilleure performance possible.

Dans ces cas-là, avez-vous plutôt recours à la technique dite « Straight Ahead Action » (l’animation d’un personnage du début à la fin d’une scène) ou bien celle dite « Pose to Pose » (dessiner uniquement les principales attitudes, le lien entre chaque étant réalisé par des intervallistes ou inbetweeners) ?
A l’époque où j’ai commencé, c’était une question importante car il s’agissait en fait de deux écoles différentes d’animation. Aujourd’hui, j’utilise un mélange des deux, sans trop y réfléchir. Je pense que mon approche de l’animation tend légèrement vers le « Straight Ahead ». Parfois, il est vrai, lorsque vous enchaînez les dessins l’un après l’autre sans avoir de dessin final bien déterminé, on doit parfois faire des corrections parce que vous avez dessiné de façon un peu trop libre. Mais il suffit de repositionner le dessin, on l’élargit un peu pour le corriger. Ce type d’animation permet une approche plus spontanée et crédible alors que le « Pose to Pose » est plus strict et plus technique.

Dans quelle mesure une chanson influence-t-elle l’animation, et plus précisément la personnalité animée d’un personnage ?
Une chanson peut véritablement suggérer le jeu du personnage, tout comme sa voix dans les dialogues. Ce fut par exemple amusant d’aller très loin avec Scar. Même si c’est un méchant, qu’il est très dangeureux et intelligent, pour Be Prepared (Soyez Prêtes), nous avons remarqué ce côté très maniéré, ce qui m’a montré en tant qu’animateur, qu’il aime vraiment être méchant. L’interprétation de Jeremy Irons nous a beaucoup inspirés, notamment à la fin de la chanson : il chante « Be prepa…reD » et nous avons repris ce mouvement de la tête qu’un autre interprète n’aurait certainement pas fait. Cela m’a donc donné l’idée de le rendre encore un peu plus maniéré que ce qui était prévu. Mais le fait est que je ne suis jamais seul à animer un personnage. Une équipe peut aller de trois à douze animateurs, ce qui fait que, si on peut se permettre quelques libertés, on doit malgré tout rester proche du concept original du personnage afin que toute l’équipe travaille sur une vision commune.

Que pensez-vous des chansons que vous avez animées ?
Si vous ne croyez pas dans ce que vous faites, vous ne ferez pas du bon travail. Les chansons d’Alan Menken sont vraiment extraordinaires et sont vraiment écrites pour le film. Ce sont de vraies histoires. Elles ne sont pas là pour faire joli. Cela aide considérablement.

Quelle est votre relation personnelle à la musique ?
J’aime toutes sortes de musiques : la musique classique, la musique pop, et en particulier le jazz depuis les cinq dernières années. Le seul style que je n’aime pas est le ‘hard acid rock’ ; cela ne me parle pas du tout. Mais j’aime tout le reste, je dirais d’Abba à Mozart !

Vous avez également participé à la séquence Rhapsody in Blue de FANTASIA 2000.
J’ai en effet eu cette chance. J’ai animé la scène avec le petit singe. Il ne s’agissait pas vraiment de danse, mais de jouer en fonction du tempo. J’ai vraiment aimé animer cette scène. Eric Goldberg est vraiment génial. Je me souviens, quand il a storyboardé cette séquence, on aurait dit que la musique avait été faite pour cette histoire ! Il a su faire correspondre la musique et l’image de façon incroyable.

Avant d’intégrer l’équipe de LILO & STITCH, vous travailliez sur KINGDOM IN THE SUN, le projet initial de KUZCO, L’EMPEREUR MEGALO. Pouvez-vous nous en parler ?
J’étais chargé de la méchante Yzma. Mais lorsque tout le film a été storyboardé, qu’une partie de l’animation a été produite et que cela a été été présenté aux responsables du studio, il a été décidé que le film devait avoir un ton différent car, tel quel, cela ne fonctionnait pas. Le projet a donc été repris depuis le départ. C’est à ce moment que j’ai entendu parler de LILO & STITCH et que j’ai été totalement séduit par cette ambiance et cette histoire. J’ai donc dit aux directeurs du studio que j’étais très intéressé par ce projet et que j’aimerais vraiment y travailler. Et il s’avère également que les réalisateurs de LILO & STITCH me voulaient sur le projet ! C’était donc le moment idéal pour changer de film puisque KINGDOM IN THE SUN rebaptisé THE EMPEROR’S NEW GROOVE repartait de toute façon de zéro. C’est ainsi que je suis parti pour la Floride.



L’un des éléments caractéristiques de Lilo, et ce depuis le tout début de sa conception, est sa passion pour Elvis Presley. Dans quelle mesure cela vous a-t-il inspiré ?
Le design de Lilo vient de Chris Sanders, qui a eu l’idée originale du film. Il a notamment imaginé tout le design du film et nous sommes tombés d’accord sur le fait qu’il ne fallait pas le changer. L’esthétique du film est Disney, mais elle est en même temps différente. Chris l’a dessinée de façon légèrement inconsistante dans ses esquisses, c’est pourquoi il m’a demandé de lui apporter une consistance dans mon animation, de lui trouver une gestique propre et de lui donner une âme. Musicalement, c’est un personnage très intéressant. On m’a demandé récemment pourquoi Lilo écoutait Elvis plutôt que des chanteurs de sa génération comme Britney Spears. En fait, ses parents ont disparu et tous ces disques leur appartenaient, c’était la musique de leur génération. Ecouter les chansons d’Elvis doit la réconforter parce qu’elles lui rappellent ses parents. C’est certainement la raison pour laquelle elle y est si attachée.

Il est amusant de penser qu’un autre personnage que vous avez animé, Hercule, a, lui aussi, quelque chose d’Elvis !
Vous êtes le seul à l’avoir remarqué, mais vous avez raison ! Nous cherchions un visage grec idéalisé à travers des photos et des statues et quelqu’un a précisément pensé à Elvis. J’ai donc observé ses photos, et il est vrai qu’il avait un profil grec !

Contrairement à vos autres créations, Lilo ne chante pas. Cela fut-il un problème pour vous ?
Non. Vous savez, nous avons été en quelque sorte critiqués pour notre façon d’utiliser la musique dans nos films, toujours de la même façon, avec un personnage qui se met soudain à chanter. C’est ainsi que dans TARZAN, il a été décidé que ce serait Phil Collins qui chanterait les chansons en arrière-plan. Dans LILO & STITCH, c’est encore une façon différente d’utiliser la musique. Elle porte davantage sur la danse et je pense que c’est une approche très appropriée. Je ne suis pas sûr qu’une chanson triste sur la perte de ses parents aurait fonctionné. Finalement, ce genre de chanson ne fait pas défaut au film car la musique reste toujours une part importante de ce film, mais à sa façon.

Lilo exprime une très grande variété d’émotion, peut-être même davantage que d’autres héros Disney, de la colère au désespoir, alors qu’elle bouge moins que d’autres personnages.
Vous êtes très observateur ! C’était en effet le challenge de ce personnage. Lilo est une enfant très émotive, mais elle s’exprime souvent de façon très subtile. Parfois, elle peut rester immobile et ne fait que regarder Nani du coin de l’oeil. Ce sont des moments très expressifs, mais avec très peu de mouvements. Ce fut difficile car l’animation est un art du mouvement et lorsque votre dessin cesse de bouger, il perd très vite de sa vie. J’ai donc dû être très attentif à cet aspect en conservant des mouvements très légers, comme un battement de paupières ou un hochement de tête. Elle est souvent très triste et la tristesse est un sentiment que l’on n’exprime pas avec beaucoup de gestes. Je pense que c’était la façon la plus appropriée de l’animation, d’une façon très intériorisée. Il est vrai qu’elle sait également se mettre en colère, ce qui offre un contraste intéressant. Lorsqu’elle crie après sa soeur, elle agite beaucoup ses petits bras d’une façon très crispée, ce qui la rend également très expressive dans ce registre. Mais beaucoup de séquences, comme lorsqu’elle parle à Stitch de la famille, ne demandent pas vraiment de mouvement. C’est pour cela que j’ai dû chercher d’autres moyens de faire passer les sentiments.

C’est en effet une approche très originale. Devant une telle évolution, quel regard portez-vous sur le travail et l’héritage des Nine Old Men ?
Ce sont nos héros ! Ces gars sont des Maîtres et nous ne faisons qu’essayer de les approcher, à notre façon. Ils ont créé les bases de l’animation et pour moi, ce sont les Michel Ange, les Raphaël et les Leonard De Vinci américains. Ils ont conçu des standards incroyablement élevés. Quand les gens pensent à l’animation Disney, ils pensent immédiatement à LA BELLE ET LA BÊTE. Mais je pense que LA BELLE ET LE CLOCHARD ou BAMBI sont tellement meilleurs ! Leur influence est considérable. Quand je suis arrivé chez Disney en 1980, ils avaient pratiquement tous pris leur retraite, mais j’ai tenu à les rencontrer pour leur poser des questions. J’ai également beaucoup appris en allant à l’Animation Research Library, où sont conservés tous les dessins depuis le début. J’ai notamment étudié les dessins de CENDRILLON et PETER PAN. C’est la meilleure école que j’aie jamais eue.



Ollie Johnston, l’un de ces fameux Nine Old Men, avait l’habitude de dire « n’animez pas des dessins, animez des sentiments » (« Don’t animate drawings, animate feelings »). Qu’en pensez-vous ?
C’est une phrase très riche et cela m’a pris très longtemps pour vraiment comprendre ce qu’il voulait dire. Pour que votre animation soit sincère et authentique, vous devez vraiment comprendre le personnage et ses sentiments. Lorsque vous animez, vous devez penser à tout cela : quels sont les sentiments du personnage, qu’est-ce qui se passe dans sa tête, quels sont ses relations avec les autres personnages de la scène. Le point de départ de tout, ce sont les sentiments. Ce sont les sentiments qui vous disent comment animer, et non pas l’aspect technique ou à la beauté esthétique d’un geste. Tout cela est secondaire. On doit travailler d’une façon émotionnelle ; on doit analyser le personnage, et même le ressentir. Et lorsque c’est réussi, cela passe nécessairement à l’écran.

Le résultat de tous ces efforts et de tous ces talents est une petite merveille !
Nous sommes tous très fiers de LILO & STITCH. C’est certainement le meilleur film de notre génération. Nous venons de parler d’émotion, et ce film est fait de pure émotion. C’est pour cela que je l’aime !

Entretien publié originellement dans Dreams Magazine, été 2002